Carte blanche - Interdire les réseaux sociaux aux jeunes : brillante idée ou illusion de sécurité ?

Carte blanche - Interdire les réseaux sociaux aux jeunes : brillante idée ou illusion de sécurité ?

juin 26 2025

Carte blanche – Nel Broothaerts,  Directrice Générale de Child Focus

Interdire les réseaux sociaux aux jeunes : brillante idée ou illusion de sécurité ?

Chez Child Focus, les signaux d’alarme retentissent depuis longtemps, mais aujourd’hui les sirènes hurlent jour et nuit. Le nombre de signalements d’exploitation sexuelle en ligne sur les enfants — sextorsion, grooming, partage non désiré d’images intimes, manipulation ou exploitation — ne cesse de grimper pour atteindre des chiffres records. En 2024, nous pensions avoir atteint le pire. Malheureusement, lors du premier semestre 2025, les signalements ont encore augmenté de 35 %.

En tant directrice de Child Focus, mais aussi en tant que maman, cela m’affecte beaucoup, cela me met en colère. Car il est clair, hélas, que nos enfants sont plongés dans un monde numérique qui n’est pas conçu pour eux. Mais ce qui me frustre peut-être le plus, c’est de voir que le débat se trompe constamment de cible. On entend de plus en plus souvent : « Interdisons les réseaux sociaux aux enfants jusqu’à leurs 16 ans ! » Comme si eux étaient le problème. Ils ne le sont pas. Les enfants sont les victimes, pas les responsables ni les coupables, et surtout pas ceux que nous devrions maintenant exclure.

Un tel interdit semble convaincant, mais il donne surtout une fausse impression de sécurité. Les enfants sont et seront toujours présents en ligne : notre monde est en partie numérique, c’est devenu une réalité. Quels sont d’ailleurs ces « réseaux sociaux » visés ? Que fait-on des chats dans les jeux vidéo ou des messageries instantanées ? Ce sont tout aussi des espaces à risque. Si l’on empêche les jeunes d’accéder aux plateformes connues, ils risquent de se replier vers des zones grises, sans surveillance ni accompagnement. Et c’est là que le danger devient réel. Ce serait littéralement les abandonner à leur sort.

Les réseaux sociaux représentent également pour de nombreux jeunes une source de soutien, d’expression, d’information et de lien social. Child Focus — comme d’autres organisations — parvient souvent à entrer en contact en ligne avec des jeunes que l’organisation n’atteindrait jamais autrement, et ceux-ci sont souvent les plus vulnérables, et les plus isolés socialement. Ces victimes fragilisées n’osent répondre à l’aide que nous leurs tendons que grâce à ces réseaux sociaux. Nous ne pouvons pas leur enlever cela. Ils ne le méritent pas.

Ce qu’il nous faut, c’est une approche intelligente et courageuse, fondée sur une vérité simple : les enfants ont le droit à un monde numérique qui les protège et les renforce, un monde qui les inclut en toute sécurité, plutôt que de les exclure. Cela implique la mise en place d’un système progressif et sécurisé dans lequel ils apprennent pas à pas à naviguer en ligne, en fonction de leur âge. Oui, des limites d’âge peuvent faire partie du système, mais comme un rouage parmi d’autres, pas comme une barrière que les jeunes tenterons de contourner via un VPN ou une fraude à l’identité.

Mais cette approche n’aura d’impact que si nous traitons aussi le vrai nœud du problème : les plateformes elles-mêmes. Aujourd’hui, les jeunes sont confrontés à des algorithmes addictifs, des contenus toxiques, des interactions dangereuses, non parce que c’est inévitable, mais parce que cela génère du profit. Le monde numérique est construit autour de clics et pas autour du bien-être ou de la sécurité des enfants. Les plateformes rejettent toute responsabilité sur les parents, qui n’ont rien demandé, et qui veulent, eux aussi, simplement laisser leurs enfants être en ligne en toute confiance.

Nous ne pouvons pas nous soumettre à la toute-puissance de ces entreprises, nous devons les réguler. La responsabilité doit se trouver là où elle doit être : si ces plateformes acceptent des enfants, elles doivent les protéger. Point final. Et ce n’est pas un rêve utopique. L’Europe dispose déjà des fondations légales nécessaires. Il nous faut seulement le courage politique de réellement les appliquer, dans l’intérêt de nos enfants.

Ce que Child Focus demande est clair : une application stricte du Digital Services Act européen. Une plateforme qui ne protège pas les enfants ne peut pas avoir accès à notre marché. L’Europe doit imposer ses règles : « Safety by design », dans l’intérêt des enfants. Ce qui revient à interdire les contenus nuisibles qui favorisent les comportements toxiques, empêcher que des inconnus puissent contacter librement les enfants en ligne, interdire les mécanismes addictifs (comme le scroll infini ou l’autoplay) pour les mineurs et veiller à ce que les algorithmes protègent et renforcent, au lieu de nuire.

L’Europe peut et doit poser un cadre ferme. Finissons-en avec les codes de conduite facultatifs et laissons place à des normes contraignantes et des sanctions. La Belgique peut faire pression au niveau de l’Europe, et aussi agir au niveau national.

Les parents veulent, tout comme moi, protéger leurs enfants, les éduquer pour qu’ils naviguent intelligemment et prudemment dans le monde numérique. Ce n’est pas chose facile, je le vis tous les jours. Alors, aidons les parents à aider leurs enfants : créons des plateformes sûres, mais offrons aussi des outils concrets pour les accompagner dans leurs propres choix éducatifs. Fournissons des informations claires, des labels d’âge compréhensibles, et soutenons l’enseignement, car les enseignants veulent aussi s’engager. Formons-les à l’éducation aux médias, et donnons-leur des outils pour aborder cela en classe.

L’interdiction des réseaux sociaux pour les enfants semble séduisante, mais ce n’est pas la solution. Tant que nous resterons dans une logique d’interdiction et de contrôle de nos enfants, nous échouerons. Les enfants seront alors les victimes d’un système, de notre incapacité ou de notre refus, d’agir face aux véritables responsables.

Bannissons les plateformes qui ne protègent pas les enfants, au lieu de bannir les enfants eux-mêmes.

Nos enfants méritent cette audace. Ils ne méritent pas moins d’internet. Ils méritent un internet meilleur.

Pour les aspects techniques, nous vous renvoyons vers notre note sur la législation du DSA. 
Publiée sur le site de la RTBF
: https://www.rtbf.be/article/carte-blanche-interdire-les-reseaux-sociaux-aux-jeunes-brillante-idee-ou-illusion-de-securite-11567327